Spinoza « les hommes se trompent en ce qu’ils se croient libres »
Nous vivons dans l’illusion de la liberté. L’homme est « aliéné » aux illusions, qu’il prend pour la réalité ; ses différents conditionnements inconscients, « médiatisés à son insu » sont liés à sa langue, ses origines géographiques, culturelles et sociales, son éducation, son époque. L’aliénation de l’homme a traversé tous les âges de l’humanité et questionné tous les philosophes de Platon à Bourdieu.
Pour s’affranchir de la doxa (discours ambiant non discerné), Platon propose une voie de pensée et de réflexion ; le yoga lui nous invite sur la voie de la conscience.
On retrouve cependant dans ces deux visions, l’idée d’un aveuglement inhérent à la condition humaine ainsi que la notion de volontarisme et d’engagement dans la quête de vérité.
L’homme qui ne s’engage pas sur un chemin de questionnement, celui qui est incapable de prendre du recul par rapport à la réalité de sa vie ou plutôt sa réalité, celui la demeure dans un état de méconnaissance de la réalité. C’est la notion d’avidyâ : ignorance, méconnaissance, nescience (YS II-24).
Le yoga propose une voie de conscience qui est une forme de dénuement. La conscience n’est pas une activité de la pensée. La conscience n’est pas soumise à la loi des actes. Quand on regarde un objet, c’est notre perception qui est en jeu. Il existe une parcelle de conscience dans toute chose, mais qui est recouverte par la pensée.
Bien sûr nous sommes aujourd’hui plus éduqués, mais cela suffit-il à garder notre capacité de discernement dans une société qui nous noie d’informations et de « divertissements ». Notre société moderne nous sollicite en permanence et nous invite à participer à une course effrénée qui s’oppose à notre capacité de réflexion, au besoin de « retrait » et de désengagement, propice au travail d’assimilation des expériences vécues, si indispensables à notre capacité de discernement et notre liberté.
Mais comment réussir, dans notre monde un peu dingue, à s’extraire, discerner, garder un esprit critique tout en restant engagé; comment trouver la juste distance sans être renonçant. Car nous sommes de par notre existence, que nous le voulions au non, engagés dans ce monde. Nous sommes responsables de ce que nous faisons, et nous le sommes également par ce que nous ne faisons pas.
Je suis consciente de la grande chance que j’ai de vivre en France et maintenant et d’avoir l’opportunité de me poser ces questions . Notre monde bouge, évolue, change ; la technologie fait des miracles, nous avons une ouverture infinie sur le monde et la connaissance.
Mais, dans notre société ultra médiatisée et normée, les entraves à la liberté et au discernement sont nombreuses. J’en développe ici quelques-unes.
A l’instar de Todd Rose dans son excellent livre « la tyrannie de la norme », on peut tout d’abord s’interroger sur la volonté de notre système éducatif à faire de nous des individus pensants et à développer notre esprit critique. Tout est fait pour que soyons adaptés à un système normatif et moyenniste. « Nous avons perdu la dignité de notre individualité … et nous nous efforçons tous d’être comme les autres, ou plus exactement, d’être comme les autres mais en mieux».
Cette normalisation des individus nous conforme scrupuleusement aux règles morales de notre milieu. Ceci nous éloigne de nos aspirations profondes, nous invitant à refouler notre « part d’ombre ». Cette part d’ombre, c’est l’ensemble des « matériaux » refoulés volontairement ou inconsciemment, c’est « l’autre » en nous.
Entre la persona (moi social), le moi conscient et le soi, il y a notre part d’ombre. Pour faire de nous des êtres complets, nous devons accepter et intégrer ces aspects de nous-même. Cette perspective holistique du réel est loin de la proposition normative de notre système éducatif. (Apprivoiser son Ombre Jean Monbourquette, d’après Jung).
La médiatisation de nos sociétés nous rend elle crétin ?
La « guettoisation » des esprits : Dès 1990, quand je travaillais dans la communication publicitaire en télévision, nous avons vu apparaître des logiciels permettant de cibler toujours plus finement des catégories d’individus ; dans un premier temps sur des variables sociodémographiques puis très rapidement sur des variables comportementales. Je sentais bien qu’il y avait déjà là, un outil qui contribuait à nous mettre encore plus des œillères. Ce n’est pas parce que je suis une jeune maman que je n’ai envie de voir que des publicités pour des couches…. Je peux aspirer aussi à autre chose !
Ces capacités de ciblages se sont énormément sophistiquées depuis avec la généralisation des mégabases de données et l’usage de plus en plus répandu de l’intelligence artificielle qui nous renvoie toujours à des comportements déjà connus, qui oriente nos choix en nous donnant l’illusion d’un espace de liberté alors qu’elle fait de nous des êtres grégaires.
Notre société médiatisée nous pousse d’une part à nous gaver d’informations anxiogènes souvent hâtivement traitées et d’autre part à nous « divertir », comme un dérivatif à la pensée substituant la quête du bonheur à celle de plaisirs multiples et successifs.
Les réseaux sociaux sont des caisses de résonance de tous ces phénomènes. Je suis utilisatrice des réseaux et je trouve qu’il s’agit là d’outils fantastiques; mais leur usage demande toujours de la vigilance.
Les réseaux nous éloignent du réel. Ils artificialisent notre rapport au monde et aux autres et accentuent le caractère schizophrénique de notre rapport au temps. Christophe André nous parle « d’usines à complexes » car les complexes se nourrissent de la comparaison à autrui.
Il est bien difficile de faire preuve d’esprit critique quand on n’a jamais le temps de réfléchir, de différencier corrélations et causalité, présent et actualité, quand l’omniprésence du lacrymal et de l’émotion empêchent toute forme de réflexion. En nous inscrivant dans plus de lenteur et de conscience, le yoga nous aide à prendre du recul.
« Le travail du présent rend surprenant ce qui est familier ; l’expérience de l’actualité rend prévisible ce qui est inédit. Le présent désigne autant les mécanismes que la présence au monde : l’appréhender suppose à la fois de le comprendre et de s’en étonner... regarder le monde indépendamment des préjugés qui l’anesthésient ou des mauvaises questions et des faux problèmes qui l’encotonnent » - Raphaël Enthoven – Morales provisoires
On retrouve ici la proposition des yogas sutras qui nous invitent à nous défaire des Samskaras, habitudes, aprioris, plis psychiques, construits par la répétition, sillons d’habitudes qui façonnent notre regard.
Plus je pratique un style de pensée ou d’émotion, plus je muscle ces circuits. Mais nous pouvons utiliser ces mêmes circuits pour aller à rebours de notre inclinaison naturelle. C’est un choix à faire.
C’est cette recherche de vérité et de discernement qui nous permet je crois de tenter de faire ce que pensons être juste et incarner au mieux qui nous sommes.
Pour Cynthia Fleury, être courageux, c’est accepter de vivre et de faire ce que les autres ne peuvent pas vivre ni faire à votre place. Il ne s’agit pas d’exploits mais juste d’accepter que nous sommes engagés au monde et responsables de ce que nous y ferons. Elle nous invite à assumer notre responsabilité d’être.
« Renoncer à son irremplaçabilité, se vouloir remplaçable, c’est devenir plus petit que soi-même « « le réel est ce qui est au bout du chemin de la responsabilité » Cynthia Fleury - La Fin du courage
Etre juste, ce n’est pas se retirer du monde, ni l’engloutir sans réfléchir, être juste, c’est être à sa place dans le monde et faire ce que l’on a à faire. Le voyage héroïque est d'abord un voyage intérieur à la rencontre de son héros personnel, celui qui, selon la citation de Romain Rolland: "fait ce qu'il peut, quand les autres ne le font pas".
On est bien ici dans le questionnement du sens de notre action dans le monde, celui qui fige Arjuna sur son char : Agir ou renoncer. Qu’est ce qui justifie l’action lorsque la norme ne fait plus sens ? La notion de conscience individuelle et de responsabilité anime Arjuna sur le champ de bataille ; moins dramatiquement, cette question reste primordiale pour nous (Bhagavad-Gita).
EXTRAIT DE MÉMOIRE EFY- ANNE TOLLIÉ 2019
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